Christian Streiff
Un bûcheron chez Peugeot
Le nouveau PDG de PSA a la réputation de restructurer à la hache les entreprises dans lesquelles il passe. Portrait du plus incontrôlable des grands patrons français.
Marie Bordet
Son CV a de quoi rendre lyriques les chasseurs de t êtes les plus chevronn és : DG de Saint-Gobain, numéro un d'Airbus, et tout nouveau patron de PSA Peugeot-Citroën. En deux ans, Christian Streiff, 52 ans, est parvenu à épingler à sa veste trois fleurons du capitalisme fran çais. Sauf que... au revers de ces médailles, on repère vite les failles d'un parcours professionnel, certes fulgurant mais étrangement saccadé. De la direction de Saint-Gobain il est viré sans sommations en mai 2005, au bout d'un an, alors qu'on lui avait donné le sceptre et tous les atours du pouvoir. Chez Airbus, il est sacré Pdg au printemps 2006 pour démissionner avec fracas trois mois plus tard ! Il vient d'être repêché par PSA Peugeot -Citroën pour succéder à Jean -Martin Folz, dont le départ est prévu début 2007. Ouf ! Il y a bel et bien un « cas Streiff » qui reste à élucider. Cet ancien scout, taillé comme un rugbyman et du genre sanguin, est le héros du sitcom patronal de l'année. Feuilleton à succès, puisqu'il déchaîne les plus folles passions. « Cette nomination est hallucinante, on se pince pour y croire , dit un observateur. Comment la si discrète famille Peugeot peut choisir cet homme si instable et dangereux ? » Dans l'autre camp, celui des pro -Streiff, on livre le portrait d'un « courageux dans un monde de l âches, un grand industriel qui assume ses choix jusqu'au bout ». Quand le sujet Streiff arrive sur le tapis vert du business, c'est amour, haine et ressentiment à tous les étages. On peut lui rendre cet hommage : là où il passe, Christian Streiff ne laisse pas indifférent.
Tentative d'explication. Au commencement, rien que de très normal. Christian Streiff naît à Sarrebourg, son père est fonctionnaire, sa mère ne travaille pas. Il est premier de la classe, surdoué en maths, mais s'enthousiasme aussi pour la littérature et le jazz. Farouchement antimilitariste, il refuse de tenter le concours de l'Ecole polytechnique, directement rattachée à l'armée. Il opte pour l'Ecole des mines à Paris et en sort major de promo. Premier job : il pénètre la très respectable entreprise Saint - Gobain en 1979. Le Pdg, Jean-Louis Beffa, s'improvise ange gardien, le change de poste tous les trois ans, le teste sur des dossiers complexes. Il est charmé par l'énergie de Christian Streiff et par sa personnalité, détonnante dans ce monde d'ingénieurs : fou de théâtre, il monte sa troupe chez Saint-Gobain et met en scène « La vie de Galilée », de Bertolt Brecht. « Il a du charisme, un sourire charmeur, c'est un bon orateur, se souvient Christian Durieux, secrétaire syndical CFE-CGC à Saint-Gobain. Et il ne vous regarde jamais de haut, il est à l'aise et sympa. » Chez Saint-Gobain, il effectue un parcours sans faute.
Ce qui propulse, à l'âge de 49 ans, ce père de trois enfants mari é à une institutrice à la deuxi ème marche du podium : en mars 2004, après plus de vingt ans de calme et de volupté dans la maison du verre, il est intronisé dauphin du charismatisque Jean-Louis Beffa. Et c'est à ce moment précis que la belle histoire déraille.
Vu de près, du treizi ème étage, celui de la direction, au si ège de la D éfense, Jean -Louis Beffa ne reconnaît plus son petit protégé. La cohabitation se passe très vite, très mal. « C'est le syndrome archiclassique du dauphin , dit un ami de Christian Streiff. Jean -Louis Beffa n' était pas prêt à abandonner le pouvoir. » Il n'empêche, on décrit Streiff comme arrogant, autoritaire, abonné aux coups de gueule. Il se met à dos toute une clique de cadres dirigeants. Aux yeux de Beffa, il passe de meilleur jeune espoir masculin à ennemi public numéro un pour Saint-Gobain. « Il s'est vu calife à la place du calife, dit un ancien de Saint -Gobain. Il est excellent dans une usine, peut-être. Mais il n'est pas diplomate, pas formaté pour les discussions tactiques. » Fin de l'histoire : Beffa obtient son scalp en avril 2005 et justifie sa décision par «l'intérêt du groupe » ! Christian Streiff déguerpit, empochant des indemnités de 6 millions d'euros. Le chien fou est mis au ban du CAC 40.
Gros coup de blues. « Christian Streiff a vécu courageusement son chômage de quinze mois , dit un de ses proches. Mais c'était dur. » Pour le polyglotte Streiff - anglais, italien, allemand -, qui s'appuie sur de solides réseaux, le salut vient de Thierry Breton, le ministre de l'Economie, vieux copain de prépa. Celui-ci le catapulte en juin Pdg sauveur d'un Airbus en difficulté. Tout l'été, Christian Streiff planche comme un damné sur un plan de redressement de l'avionneur. Fin septembre, il fait adopter le plan Power 08, qui pr évoit 2 milliards d'euros d'économies. Mais, surprise du chef, le 9 octobre, cent jours après sa désignation à la tête d'Airbus, il rend son badge. « Je suis arrivé à la conviction que le mode
de gouvernement d'entreprise d'Airbus ne permettait pas la réussite de mon plan », dit -il au Figaro, évoquant les relations franco - allemandes chez EADS. Pour certains, c'est sûr, Christian Streiff avait déjà signé chez PSA avant de remettre sa démission chez Airbus. Quoi qu'il en soit, pour le groupe a éronautique, l'impact médiatique est d éplorable. « Il a pété les plombs », dit un connaisseur du dossier. Thierry Breton et Dominique de Villepin, qui l'ont soutenu jusqu'au bout, ont perdu dans l'affaire un peu de leur crédibilité. Mais son plan de relance - néanmoins pertinent pour une majorité d'observateurs - sera appliqué... sans lui.
C'est le pro de l'industrie, expert en diagnostic, que la famille Peugeot recrute aujourd'hui. « Nous avons besoin d'un industriel pour retrouver le chemin de la croissance », dit -on chez Peugeot. Les cousins Peugeot, qui misent sur un grand chambardement pour relancer la machine, devraient en avoir pour leur argent. « Dans chaque nouveau poste, Christian Streiff commence toujours par tailler dans les effectifs, explique Christian Durieux, syndicaliste à Saint-Gobain. Pour trouver des gains de productivité, il est prêt à restructurer à la hache. C'est inquiétant pour les salariés de PSA. Ils vont souffrir, à l'étage de la direction comme dans les usines. » Le Pdg actuel, Jean -Martin Folz, a déjà réduit les contrats intérimaires et à durée déterminée. Au menu, il reste à amorcer - dans le pire des cas - des licenciements dans les usines fran çaises
et à délocaliser à outrance. Christian Streiff pourrait être l'homme de la thérapie de choc. Il campe le clône d'un Carlos Ghosn : secouer Peugeot - Citroën au shaker, multiplier les coups de semonce et les objectifs ambitieux, pour remonter ses troupes à bloc.
Reste une inconnue : Streiff va -t-il faire bon ménage avec ses voisins de couloir de l'avenue de la Grande -Armée ? II doit jouer le jeu du clan Peugeot, qui - avec 45 % des droits de vote - définit souverainement la stratégie. Etant donné le caractère bien trempé du personnage, cela risque de ne pas être facile tous les jours. D'ici à Noël, gageons que le programme de Christian Streiff sera riche : usines, centres de design, concessions, etc. Pdg en partance, Jean -Martin Folz lui fera les honneurs de la maison. Et tant pis s'il a été tenu à l'écart du choix de son successeur. En 2005, Jean -Martin Folz, administrateur de Saint-Gobain, avait voté pour le renvoi d'un certain...Christian Streiff de son poste de
numéro deux. Une belle petite revanche
© le point 09/11/06 - N°1782 -