Interview de Carlos Tavares au magasine Challenges .
Carlos Tavares : « La Chine risque de détruire l’industrie automobile européenne »
Par
Alain-Gabriel Verdevoye le
01.02.2024 à 06h30, mis à jour le 01.02.2024 à 09h16 Lecture 6 min. Abonnés
Dans une interview exclusive à Challenges, Carlos Tavares renvoie les politiques européens à leurs responsabilités. Le directeur général de Stellantis avoue travailler sur plusieurs scénarios, dont un report de l’électrification sur plusieurs années en cas de changement de majorité politique. Le dirigeant pointe un risque de destruction de l’industrie auto européenne par la Chine, dont les coûts sont de 30 % inférieurs. Bruxelles n’a pas pris en considération les conséquences sociales pour le Vieux continent, souligne-t-il, réaffirmant l’impossibilité de produire une petite électrique rentable en France.
Challenges - L’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou le scrutin au Parlement européen pourraient-ils remettre en cause la voiture électrique ?
Carlos Taveres : J’ai la responsabilité d’allouer les investissements. Je travaille donc avec plusieurs hypothèses : celle d’une accélération politique du basculement vers les véhicules zéro émission, ou au contraire sur celle d’un ralentissement de l’électrification. Les résultats pourraient entraîner un report des échéances de plusieurs années, le temps d’un mandat politique. Une crise, comme celle des agriculteurs en France, peut par exemple avoir un impact sur les décisions politiques du pays. Au final, ce sont les citoyens qui décideront s’ils veulent débourser les budgets qu’ils n’ont pas pour la mobilité.
On a longtemps reproché à Stellantis de proposer des plateformes capables d’offrir plusieurs types de motorisations sur les mêmes modèles. Des véhicules qui passent sur les mêmes chaînes. Cette vision nous offre une flexibilité industrielle. C’est un véritable avantage face à ces incertitudes.
Une auto électrique est-elle structurellement plus chère qu’une auto thermique ?
Elle coûte aujourd’hui 40 % de plus qu’une thermique car l’industrie n’a pas eu le temps de se préparer. Le temps des industriels n’est pas celui des politiques. La technologie des cellules de batteries est balbutiante. Mais la technologie électrique ne sera pas forcément plus chère à terme. Tout dépendra du coût des matières premières, de l’énergie.
Nous sommes dans une phase transitoire. Il faut donc, dans ce laps de temps, que les Etats soutiennent la vente de ces
voitures électriques en compensant le différentiel de coûts. Mais pendant combien de temps les gouvernements le feront-ils en sachant que ces pays sont fortement endettés avec des capacités limitées de financement ?
Électrifier les voitures neuves, est-il le meilleur moyen de réaliser la transition énergétique ?
La voiture thermique doit disparaître,
c’est le dogme retenu par les politiques. De fait, une
démarche élitiste a été adoptée avec une technologie très chère. Résultat : il n’y a que les gens à fort pouvoir d’achat qui peuvent acheter les électriques.
On va donc se focaliser sur un marché mondial de 20 millions de voitures électriques neuves par an à moyen terme. Mais le parc mondial est de 1,3 milliard de véhicules. Tout cela ralentit la transition énergétique alors que les aides coûtent cher à la société et aux contribuables.
Un plan stratégique moins dogmatique aurait été de remplacer au fur et à mesure les voitures anciennes par des modèles plus récents, hybridés, avec des primes à la casse de 2 à 3.000 euros, par exemple en Europe. L’impact aurait été beaucoup plus fort et rapide pour la planète à un coût bien moindre pour les contribuables. Car les véhicules hybridés actuels émettant deux ou trois fois moins de CO2 que les modèles thermiques produits il y a quinze ans.
En ouvrant les portes aux constructeurs chinois, Bruxelles ne menace-t-il pas l’industrie auto européenne ?
La Chine risque de détruire l’industrie automobile européenne.
Les Chinois ont des coûts de production de 30 % inférieurs. Ils vont s’installer au cœur du marché européen (
dans les voitures de moyenne gamme, NDLR). A l’image de MG dès aujourd’hui, ils attaqueront ensuite l’entrée de gamme si les constructeurs européens délaissent ce segment.
Bruxelles nous a volontairement mis dans les gencives la concurrence chinoise afin d’obliger les Européens à baisser les prix. Sans prendre en considération les conséquences sociales. Les politiques n’en ont jamais discuté. Que diront les responsables européens quand ces conséquences sociales se feront sentir ? Ce n’est pas acceptable. De notre côté, nous sommes prêts pour la bagarre avec les Chinois, qui sera très forte.
Vous avez décidé de prendre une participation dans un constructeur chinois, Leapmotor. Pourquoi ?
Certains constructeurs occidentaux - comme Stellantis - ont quitté le marché chinois. D’autres y sont encore. Mais ils auront en Chine des problèmes de rentabilité. Je travaille pour ma part sur un retour en Chine. Notre stratégie sera offensive et non pas défensive. Les autorités chinoises ne laisseront pas des étrangers prendre le contrôle de leurs grands constructeurs. C’est pour cela que nous avons décidé d’un accord avec Leapmotor.
Ce constructeur est suffisamment petit pour passer sous les radars mais il fabrique d’excellentes autos. Je les ai essayées. Sa base technologique est solide dans l’électrique. Il accroît ses parts de marché et ses profits. Avec une participation de 21 % dans la maison-mère de Leapmotor, nous sommes au même niveau que son fondateur. Nous avons par ailleurs acquis 51 % de la société chargée de l’exportation de ses voitures. Les gens de Leapmotor géreront l’activité en Chine. Nous consoliderons dans nos comptes leurs exportations.
Vous êtes sous les critiques du gouvernement de Giorgia Meloni qui vous accuse de vouloir sacrifier vos investissements en Italie…
L’Europe a acté un virage clair en faveur de la voiture électrique avec le soutien massif des députés français, espagnols, italiens. Ce soutien extrême, voire extrémiste, s’est mué en Italie en une opposition franche contre la motorisation électrique. C’est un changement à 180 degrés.
Nous sommes désormais pris en tenailles. Nous fabriquons des voitures électriques en Italie. Mais le gouvernement ne soutient pas la vente de ces véhicules. Or, quand les gouvernements n’aident pas ou suspendent les aides, le marché s’effondre. Lorsque les différents Etats européens prennent des décisions opposées, nous devenons des otages. Nous ne sommes pas des jouets dans les combats politiques en Europe.
Renault produit en France des petites autos électriques. Stellantis a dit non. Pourquoi ?
Vous aurez la réponse dans les résultats financiers. On ne triche pas avec les chiffres. Nous connaissons bien les structures de coûts avec
ACC (fabricant de batteries détenu par TotalEnergies, Stellantis et Mercedes à Douvrin). Stellantis est en condition de se battre contre les Chinois. Ce ne serait pas le cas si on produisait dans des pays à coûts élevés. On va ainsi fabriquer une
Citroën C3 électrique (
produite en Slovaquie, NDLR) à 23.300 euros et même à 19.990 euros en 2025 avec une plus petite batterie, en gagnant un peu d’argent.
Renault a choisi de nouer des partenariats. Qu’en pensez-vous ?
Il ne m’appartient pas de juger la stratégie de Renault. Ils nouent des partenariats parce qu’ils ne peuvent pas investir eux-mêmes. Ils seront du coup davantage dans les mains de leurs partenaires (
notamment le Chinois Geely, NDLR) que nous. Je vous laisse deviner ce qui se passera ensuite.