Sur l’aéroport de Djibouti, d’où le ministre de la Défense Hervé Morin décolle en cette fin d’après-midi le 16 avril, les derniers acteurs de l’affaire du « Ponant » sont en place pour regagner la France. Au bas de la rampe arrière d’un avion de transport Transall, une poignée de commandos de marine s’apprêtent à embarquer. Sur le tarmac, deux avions de l’escadrille de la direction des opérations de la DGSE, le GAM-56, sont garés incognito. Un peu plus loin, un hélicoptère Caracal des forces spéciales est toujours démonté : tout juste arrivé de France, il n’a pas eu besoin d’intervenir. Mais ces moyens donnent une idée du déploiement de forces que la France avait lancé pour récupérer les otages du « Ponant ». Quelques centaines de mètres plus loin, le magnifique yacht de croisière porte encore les stigmates de l’aventure : quelques impacts de balles, des panneaux vitrés en miettes. Mais, pour le reste, tout a été nettoyé et briqué par le nouvel équipage : on ne voit plus trace de l’égorgement des chèvres par les pirates... Tout à l’heure, il repartira sous voile pour Marseille, son port d’attache, escorté par la frégate « Surcouf ». Et c’est le plus discret des navires militaires français, l’« Alizé », qui viendra prendre sa place le long du quai. Ce grand vaisseau blanc aux allures de navire hydrographique est toujours présenté comme un « bâtiment de soutien plongée » de la marine nationale. En réalité, il n’est autre que le navire du service action de la DGSE. Il croisait « par hasard », nous assure-t-on, non loin du lieu où le « Ponant » fut arraisonné. Pendant la semaine que dura la crise, il ne s’en approcha officiellement jamais. Mais fut utilisé au large, notamment pour intercepter les communications. Au ministère de la Défense, on refuse de détailler son rôle.
L’acte de piraterie sur le « Ponant » s’est donc soldé par la libération des otages le 11 avril. Le bateau avait été pris d’assaut le 4 avril à 11h15. Aussitôt, le commandant du « Ponant », Patrick Marchesseau, avait donné l’alerte par le système automatique installé sur la passerelle. Dès le samedi 5 avril au matin, des « négociateurs régionaux » de la gendarmerie viendront à Marseille assister l’armateur CMA CGM, l’exploitant du « Ponant ». Après un petit flottement et une « remise d’aplomb » ordonnée par Matignon, l’affaire sera reprise en main par des négociateurs du GIGN et de la DGSE, les armateurs Jacques et Rodolphe Saadé conservant la liaison avec les pirates via le téléphone par satellite Inmarsat du « Ponant ».
Intervention de Mirage 2000 envisagée.
M ais, si elle négocie, la puissance publi que entend bien se préparer à faire parler la poudre s’il le faut. C’est le 4 avril à 13 h 30, deux heures et quinze minutes après l’arraisonnement du « Ponant » que le plan « Pirate-mer » est déclenché par le Premier ministre, François Fillon. La responsabilité en est confiée au contre-amiral Marin Gillier, basé à Lorient. Chef des commandos de marine, trois heures après avoir reçu l’alerte, il est à Paris pour prendre ses ordres. C’est lui qui a baptisé l’opération « Thalatine » (« trente » en langue somalie, le nombre d’otages). Ses états de service mentionnent le Rwanda, l’Afghanistan et d’autres lieux moins clairement définis. C’est le genre « main de fer dans un gant d’acier », et son autorité ne se discute pas. Seuls deux interlocuteurs parisiens lui donneront en direct des instructions tout au long de la crise : le chef d’état-major des armées, Jean-Louis Georgelin, pour la conduite au quotidien ; et le président de la République en personne, à plusieurs reprises, qui veut s’assurer que ses ordres personnels sont bien compris. Quand Gillier prend l’avion pour Djibouti, des marins du commando de Penfentenyo, qui se trouvaient en entraînement sur cette base, la plus grande que la France ait à l’étranger, sont déjà prêts à être « tarponnés » (largués en mer en parachute) non loin de l’aviso « Commandant-Bouan ». Coup de chance : ce navire appartient à la force navale internationale TF 150 qui croise au large du Pakistan. Il n’était donc pas loin du lieu de l’arraisonnement. Du coup, Paris n’aura pas à accepter l’offre, vivement appréciée, de l’US Navy, qui proposa très tôt de prêter son monstrueux navire d’assaut « Tarawa », et les marines qui sont à son bord, pour une opération musclée. A l’Elysée, on privilégie toujours la négociation.
Cinq gendarmes du GIGN font eux aussi le « tarpon » et rejoignent bientôt les commandos de marine, tandis que les patrons de ces troupes d’élite, le contre-amiral Gillier et le colonel dirigeant le GIGN, Denis Favier, arrivent rapidement, eux aussi par les airs : « Nous avons été assez nombreux à être largués en mer. L’eau était à 27 degrés et il y avait quelques requins, mais ce n’était pas l’heure du festin, manifestement », sourit Marin Gillier. La marine met le paquet et envoie sur zone tout ce qui flotte dans la région : les frégates « Jean-Bart » - dont une annexe manquera couler en recevant le matériel des parachutistes - et « Surcouf », chacune en panne de l’un de ses deux moteurs, et le ravitailleur « Var », avec à son bord l’amiral commandant les forces françaises dans l’océan Indien. Mais tandis que la négociation se poursuit, c’est bien une possible opération de force qui se prépare. Au cas où. Donc, il faut du lourd. Des hélicoptères spécialisés, des canots rapides Etraco, et encore d’autres commandos. Ils n’arriveront pas avant le dénouement. Gillier prépare même l’intervention des Mirage 2000 de Djibouti, pour parer à toute éventualité.
Durant l’une des premières nuits du détournement, des nageurs de combat du commando « Hubert » vont arriver en plongée auprès du « Ponant » à la force des palmes. Leur but ? Observer la coque, prendre des mesures hydrographiques sommaires et des photos « techniques » permettant notamment de préparer un assaut de la mer : la spécialité des commandos, mais elle est dans ce cas risquée. Pour les pirates, surtout. Pour les otages, aussi. Mais également pour les forces spéciales. Le contre-amiral Gillier explique : « Les soucis principaux concernaient le soutien médical. Dans les équipes d’intervention, il y a tout ce qu’il faut pour stabiliser un blessé, mais si on ne peut pas l’évacuer, il risque de décéder rapidement. »
Il faut un hôpital ? Qu’à cela ne tienne... Le navire-école « Jeanne-d’Arc », qui vient de quitter Madagascar, est prié de rallier d’urgence la zone, avec son hôpital embarqué et ses hélicoptères, dont deux Gazelle de l’armée de terre... Dans le ciel, un avion Atlantic 2, puis un second arrivé de la base de Lann-Bihoué, en Bretagne, font des cercles autour du « Ponant ». D’assez loin, à une dizaine de kilomètres, pour que les pirates n’entendent pas leurs moteurs, ils observent le navire captif jour et nuit avec leurs caméras capables de distinguer les personnes sur le pont. Des survols en hélicoptère, plus visibles, sont organisés, « ce qui nous permettait de regarder ce qui se passait à bord, précise le contre-amiral Gillier, et notamment de vérifier que l’équipage était dans de bonnes conditions. Ce qu’on voyait à la manière dont les gens s’appuyaient sur le bastingage. Il n’y avait pas de pression immense. Les otages étaient très bien surveillés, mais sans contrainte trop forte. Quand les pirates avaient le sentiment que la pression montait, ils nous disaient à la radio : ’Bon, poussez-vous, maintenant.’ Immédiatement, le bâtiment le plus proche virait rondement, à droite 90, pour montrer qu’on était prêt à coopérer. On s’éloignait, puis, insensiblement, on revenait. Ils avaient conscience qu’il y avait tout un dispositif, mais on a fait bien attention à ne pas mettre de pression sur eux. »
Pendant ce temps, à Paris, Nicolas Sarkozy rassemble tous les jours cinq personnes autour de lui : l’amiral Edouard Guillaud, son chef d’état-major particulier, l’homme qui monte dans les armées, le général Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major, le conseiller diplomatique Jean-David Levitte, le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, le ministre de la Défense, Hervé Morin. Invité, Bernard Kouchner ne viendra qu’une fois. Nicolas Sarkozy entend que deux principes soient appliqués. Selon un homme ayant une bonne connaissance de ce qui s’est dit dans ces réunions : « C’est le président qui a piloté l’affaire. Il avait deux impératifs. Que les otages soient ramenés sains et saufs. Et que la piraterie ne demeure pas impunie. C’étaient des principes très clairs, une ligne rouge. » Il faut jouer simultanément sur plusieurs tableaux. Une diplomatie discrète est mise en route par Jean-David Levitte pour obtenir le plus rapidement possible un droit de suite pour les navires français dans les eaux somaliennes. Le président somalien, Abdullahi Yusuf Ahmed, qui n’administre guère que sa résidence sous la protection de soldats éthiopiens, donnera un accord verbal. Tout comme il acceptera plus tard que les pirates arrêtés soient emmenés en France dans des conditions juridiquement comparables à celles qui avaient permis le transfert, puis le jugement par la justice française, de Klaus Barbie en 1983 ou du terroriste Carlos en 1994.
Le contre-amiral Gillier et son état-major sont installés à bord du « Jean-Bart ». Ils préparent toujours un assaut du « Ponant », au cas où. Mais, précise le contre-amiral, les choses avancent dans le bon sens. La diplomatie gagne des points : « Assez rapidement, nous avons vraiment senti que la négociation allait déboucher. Donc, nous avons privilégié cette voie, nous avons desserré l’étau militaire de façon à ne pas faire pression sur les pirates. » Le rôle des négociateurs marseillais se réduit et les liaisons se font désormais directement entre les commandos du « Jean-Bart », singulièrement les hommes du GIGN, et les pirates. Nous voilà à la veille du dénouement. L’argent de la rançon, un peu plus de 2 millions de dollars versés par l’assurance de l’armateur, la société AIG, est arrivé sur place par des voies indéterminées. Les modalités de la remise sont négociées : d’un côté, trois Somaliens ; de l’autre, deux GIGN et un commando « Hubert ». Procédure complexe, où la confiance doit régner. Marin Gillier poursuit : « Avant même qu’on mette en oeuvre le protocole, les pirates sont sortis à deux reprises de ce qui avait été prévu dans la négociation. On leur a vite fait comprendre que ce n’était pas bien et on a demandé autre chose en échange ; et tout s’est déroulé quasi comme prévu. » Les commandos récupèrent les otages. Les pirates prennent la poudre d’escampette sous l’oeil des caméras électroniques des avions Atlantic 2. Le commandant du « Ponant » saute à la mer. Le chef de l’opération peut téléphoner à Paris : « Mission accomplie, c’est terminé ! » Quelques minutes plus tard, c’est l’Elysée qui annoncera la bonne nouvelle.
Une balle suffira.
Mais l’opération n’est pas finie. Il faut encore - si possible - arrêter les pirates. Naturellement, l’argent en poche, ils se sont égaillés. Les avions ont repéré un groupe entrant dans une maison, entourée par une petite foule, dans le village proche. Qui sont ces gens ? Des miliciens, des familles, des passants ? Impossible d’intervenir sans faire de gros dégâts collatéraux. La décision est prise de renoncer à les poursuivre. Au bout de dix minutes, l’un des 4x4 des pirates s’éloigne. Sans que son chauffeur le sache, une Gazelle guidée par un Atlantic 2 vole à 100 mètres derrière lui. La porte est ouverte. Un commando tient en main un fusil MacMillan de 12,7 mm. Une balle suffira. Le véhicule stoppe net, moteur détruit. Les hommes sortent du véhicule. L’un d’eux lève son kalachnikov et le repose assez vite, après qu’une balle tirée d’un hélicoptère a frappé le sol, entre ses deux pieds. Les six hommes courent, mais pas longtemps. Puis ils grimpent dans les hélicoptères. Et c’est à ce moment que le très gros pépin manque arriver. Un des avions Atlantic lance un Mayday, l’appel de détresse ! L’un de ses deux moteurs est tombé en panne... Impossible de continuer la mission. L’appareil d’observation bourré d’électronique se posera en catastrophe au Yémen. Mais l’affaire est terminée et les pirates rejoignent les ex-otages sur les navires au large, tandis que les militaires français montés sur le « Ponant » se préparent déjà à appareiller. Quelques jours plus tard, les prisonniers seront envoyés à Paris pour y être jugés. Pour les militaires, cette opération est bien sûr l’occasion rêvée de faire valoir que sans une armée forte, déployée dans cette partie du monde, capable de monter en quelques heures une riposte interarmées complexe, la France n’aurait pas pu réussir cette mission. Mais ça, c’est déjà une autre histoire
Le rôle du GIGN
L'échange s'est fait en pleine mer. Trois sacs contenant 21 500 billets de 100 dollars viennent d'être remis par deux hommes du GIGN et un membre du commando « Hubert » à trois des pirates du « Ponant ».
Après un rapide comptage des liasses, les Somaliens, qui ont dissimulé des kalachnikovs sous une bâche, regagnent le rivage. Aussitôt, leurs complices décrochent du « Ponant » pour les rejoindre, tandis que le capitaine du bateau met à l'eau les annexes où s'étaient installés les otages. C'est le signal. Du « Jean-Bart », le navire militaire français le plus proche, des embarcations rapides, avec à leur bord des hommes du GIGN, filent vers le « Ponant », pour récupérer les otages et prendre possession du bateau.
Un scénario minutieusement préparé par le groupe d'élite de la gendarmerie. Dès le lendemain de la prise d'otages, le GIGN a envoyé ses hommes chez l'armateur du « Ponant », à Marseille, où s'active déjà leur négociateur régional. Coiffant ainsi au poteau le RAID, son homologue policier, qui avait dépêché sa propre équipe sur place.
Les négociateurs du GIGN vont alors « coacher », avec l'aide de la DGSE, les deux représentants de l'armateur en contact avec le capitaine du « Ponant » grâce à la radio de bord. Coup de chance pour les gendarmes, ils disposent déjà des photographies et des plans du bateau. Le GIGN, qui s'entraîne régulièrement avec le commando « Huber » dans le cadre du plan « Pirate-mer », s'est constitué une base de données sur les navires de commerce ou de plaisance susceptibles d'être pris en otage. Très vite, l'armateur confie aux négociateurs du GIGN qu'ils disposent de 3 millions d'euros débloqués par son assureur. Mais, comme le révèle Le Point, les pirates ne demanderont « que » 2 150 000 dollars. Les négociateurs n'ont jamais compris pourquoi cette somme précisément.
Dans la nuit du dimanche 6 avril, 10 gendarmes quittent leur base de Satory, dans les Yvelines, pour s'envoler vers Djibouti. Huit embarquent sur le navire de guerre français, le « Var ». Deux sont « tarponnés » à bord du « Jean-Bart », qui reste dans le sillage du « Ponant ».
En prévision d'un assaut, le GIGN renforce sur zone ses troupes de 15 hommes. Son patron, le colonel Favier, est lui-même « tarponné » sur le « Jean-Bart » avec deux autres gendarmes. C'est lui qui mettra la touche finale à la négociation. Le 8 avril, les pirates acceptent le principe d'une rançon en pleine mer. Sans que les otages soient débarqués en territoire somalien. Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens